CADAVRE EXQUIS
Rachel Caine

 

Rachel Caine n’existe pas… enfin, pas vraiment. Il s’agit du pseudonyme de Roxanne Conrad, fille de scientifiques, née sur la base de lancement de White Sands au Nouveau Mexique, clarinettiste de concert à ses heures, et écrivain depuis 1991. Elle a écrit plus de trente romans, dont les séries Vampire City et La Maîtresse du vent, publiées en français. Elle vit à Fort Worth, Texas, avec son mari, l’artiste R.Cat Conrad, et leurs deux iguanes, Darwin et Popeye.

Pour plus d’infos :

www.rachelcaine.com ou www.myspace.com/rachelcaine. Ces sites sont en anglais.

 

J’ai horreur de réveiller les morts les soirs de semaine. Mon patron, Sam Twist, le sait bien ; d’où ma surprise de recevoir un e-mail le lundi me demandant une résurrection complète pour le jeudi suivant.

Bonjour le délai… Les préparations demandaient un temps fou et j’allais devoir consacrer toute la nuit du jeudi au processus proprement dit. Une vraie galère, d’autant plus que je ne pouvais pas me faire porter pâle le vendredi ; j’avais des réunions toute la journée.

Sam, qui gérait le centre régional des prestations magiques, savait que je jonglais entre deux boulots. D’habitude, il se montrait assez compréhensif ; notamment parce que j’étais la meilleure nécromancienne qu’il avait sous la main. Mais être la meilleure sur le marché ne suffit pas à payer les factures. C’est un peu comme être le meilleur joueur de piccolo d’un orchestre – ça requiert des compétences, du talent, ce n’est pas donné à tout le monde, mais franchement, ça ne rapporte pas des masses.

D’un autre côté, la nécromancie était un boulot plutôt stable. Certaines collègues spécialisées dans d’autres domaines n’avaient même pas cette garantie. C’était étrange, mais apparemment aucune sorcière n’avait jamais été capable de faire ce que les légendes prétendaient ; les véritables magiciennes travaillaient avec des potions et non des mots. On ne pouvait ni jeter de sorts ni faire tomber la foudre. Nos activités – quel que soit notre domaine de prédilection – demandaient du temps et de la patience, sans parler d’un cœur bien accroché pour supporter divers ingrédients tous plus abjects les uns que les autres.

Je contemplai le message de Sam. Si je voulais, je pouvais refuser : je n’étais pas aux abois. Mais il y avait quelque chose d’intrigant dans le style laconique qu’il avait employé.

Alors, je la prenais cette mission ou pas ? Si j’acceptais, j’allais devoir commencer à tout préparer dès mon retour du travail. Instinctivement, j’énumérai déjà tous les ingrédients qui me seraient nécessaires, les comparant à la liste des provisions dont je disposais et que je gardais toujours dans un coin de mon esprit. Les bols étaient propres et prêts, je les avais passés au lave-vaisselle et frottés à l’aide d’herbes sacrées moins d’une semaine auparavant. En revanche, j’allais devoir consacrer l’athamé une nouvelle fois. J’avais une bonne partie du reste : sel gemme, soufre, essence de rose, ambre gris et tout un tas d’ingrédients bien visqueux. Je risquais de tomber à court de sperme en bouteille, mais bon, il y avait toujours moyen de s’en procurer davantage.

Je me tortillai sur mon siège en regardant le message. Sam ne donnait pas de détails, juste le délai et une somme en dollars qui, bien que considérable, ne suffirait pas à rembourser mon emprunt. Je répondis machinalement : « Ça pourrait m’intéresser. Qui est le client ? »

Je posais rarement la question, parce que la plupart du temps, cela ne regardait que les personnes directement concernées et que je n’en faisais pas partie. Tant que le client payait Sam et que celui-ci me payait, cela m’allait très bien. Mais cette fois… cette fois j’avais l’impression que la question valait la peine d’être posée.

Je repris le cours de mon travail – ce soir-là, il s’agissait de redresser un bilan que les comptables avaient pris le plus grand soin à saborder – et à ma grande surprise, Sam répondit dans la minute. Mais là encore, ce fut une réponse courte. « La police. »

Mon sang ne fit qu’un tour. La police considérait les résurrections comme une perte de temps et d’argent. Depuis que les témoignages des ressuscités avaient été jugés irrecevables par la Cour Suprême, l’intérêt du Département de l’Intérieur envers les nécromanciens s’était considérablement réduit. Certaines villes assez riches parvenaient encore à effectuer une ou deux résurrections par an pour les dossiers les plus anciens, juste histoire de générer quelques pistes, mais je n’en avais plus vu à Austin depuis bien longtemps.

Alors si les képis venaient taper à la porte, c’est qu’il y avait quelque chose. De gros. De très gros.

« Pourquoi ? » écrivis-je avant d’appuyer sur le bouton « envoi ».

La réponse ne se fit pas attendre. À peine quatre minutes plus tard, ma boîte aux lettres émettait son joyeux tintement.

« Ils ont besoin d’un vacataire », écrivait-il, et là, je me renfonçai dans mon siège. Puis le reculai, loin de l’ordinateur. « J’ai essayé de les dissuader. Je leur ai dit que tu ne voudrais pas t’impliquer. Tu peux refuser, H. » En langage technique, une « vacation » est une résurrection à long terme (contrairement à ce que son nom indique mais, que voulez-vous, c’est le jargon de la police.) La plupart des résurrections ne durent que quelques minutes, une heure tout au plus – il ne faut pas bien longtemps pour régler l’affaire. En général, il s’agit de découvrir le nom de leur assassin ou l’endroit où ils ont planqué les bijoux de famille ou encore celui où sont cachés les corps, si le défunt est l’auteur d’un crime. Les maintenir en vie plus longtemps est extrêmement difficile et plus la résurrection dure, plus c’est difficile. Quand les flics demandent une résurrection à long terme, c’est qu’ils ont un problème bien particulier : ils ont besoin d’une personne ou d’une compétence bien spécifique pour résoudre une enquête. Quand la police réclame un vacataire, vous savez que ça sent le roussi. Je le savais mieux que quiconque. Je tapai une réponse aussi laconique que l’e-mail de Sam. « Un peu que je vais refuser. »

Je cliquai sur « envoyer », le cœur serré à la pensée de tout cet argent disparaissant de mon avenir, et éteignis mon ordinateur. Je venais de prendre mon sac à main quand mon téléphone portable se mit à sonner, et – Ô surprise – le nom de Sam s’afficha sur l’écran.

— Salut, dis-je en glissant mon sac sur l’épaule avant de me diriger vers les ascenseurs. N’essaie pas de me convaincre. Je ne fais plus de vacations. Plus maintenant.

— Je sais, dit Sam.

Il avait la voix grave et rauque, le genre de voix qui évoque immédiatement une vie bien chargée en cigarettes et whisky. Mais ce n’était qu’une impression. Pour ce que je savais de lui, il aurait très bien pu mener une existence de moine. Sam et moi n’étions pas vraiment intimes ; il n’était pas très sociable.

— Je n’essaie pas de te persuader, H crois-moi. Je suis content que tu aies refusé.

— La ferme, fit une troisième voix, masculine, sinistre et totalement inconnue.

— Bon sang, c’est qui ça ? laissai-je échapper. Sam…

— L’inspecteur Daniel Prieto.

— Sam, tu m’as mise sur haut-parleur ? Il ne m’avait jamais piégée auparavant.

— Hé, c’est les flics. J’avais pas le choix.

— Écoutez-moi bien. (La voix de Prieto couvrit celle de Sam.) On ma dit que vous étiez la meilleure dans votre domaine et j’ai besoin de la meilleure. De plus, vous étiez déjà en relation avec le… sujet.

Ma bouche devint sèche et je m’arrêtai pour m’appuyer contre le mur. Quelques collègues passèrent devant moi et me jetèrent des regards curieux ; je n’avais aucune idée de la tête que je faisais, mais elle devait être à la fois inquiétante et peu engageante. Personne ne s’arrêta. J’essayai de parler mais rien ne sortit de ma bouche.

— Holly, tu es là ?

C’était Sam. J’entendais toujours Prieto respirer.

— Oui, parvins-je enfin à articuler. De qui s’agit-il ?

Ce n’était pas vraiment une question. Je n’avais eu de relation qu’avec un seul mort. C’était le seul vacataire que j’aie jamais ressuscité. Prieto répondit à sa place :

— Andrew Toland.

Je fus prise d’un haut-le-cœur et de bouffées de chaleur. Il fallait que je m’assoie. Jamais une chaise aux environs quand on en a besoin… Je repris mon chemin, lentement, l’épaule frôlant le mur pour garder l’équilibre.

— Sam, tu ne peux pas accepter ça, dis-je. Tu ne peux pas les laisser recommencer. Pas avec lui.

— Qu’est-ce que tu veux que je dise ? Je ne suis que le messager. Si tu ne veux pas t’en charger, ça me convient parfaitement.

Au ton de sa voix, il semblait désolé, mais Sam ne versait pas dans l’empathie. Ni lui ni moi, d’ailleurs. Cela ne nous rendait pas service, dans notre profession. Les flics avaient le même problème.

— Écoutez, que les choses soient claires. Si vous refusez, on le ressuscitera quand même. Ce sera juste quelqu’un d’autre qui le contrôlera. Vous m’avez dit que la seconde sur la liste était une certaine Carlotta, n’est-ce pas, monsieur Twist ? C’est bien elle qui nous a soufflé le nom de ce type ?

— Lottie ? (Le nom sortit de ma bouche avant que j’aie pu réagir.)

Non. Oh non. Carlotta Flores et moi nous connaissions depuis longtemps et je la détestais au plus haut point. En matière de résurrections, l’indifférence était une grande vertu. Mais Lottie prenait un malin plaisir à faire souffrir les âmes ressuscitées ; elle aimait les voir enchaînées à leur chair. Je l’avais signalé des dizaines de fois au comité d’éthique, mais il n’y avait jamais eu de véritable preuve. Juste ma parole. Les morts ne peuvent pas témoigner.

C’était son souhait le plus cher de contrôler un vacataire, et lui en donner l’occasion était la pire des choses à faire. Mon dieu, non. L’idée de la laisser gérer la résurrection d’Andrew m’était insupportable.

L’inspecteur Prieto en était d’une certaine manière conscient, mais bon, il devait avoir préparé son coup. Il le tenait sûrement de Sam, cette sale petite commère.

— Alors, c’est oui, mademoiselle Caldwell ? demanda Prieto. Le silence de Sam était assourdissant.

— Oui, marmonnai-je à travers mes dents serrées. Fait chier !

— Bien. Passons aux choses sérieuses. Rendez-vous à la morgue, jeudi à la tombée de la nuit, tu connais la musique. N’oublie pas le matos, H.

Sam avait repris son ton sec et cassant, sa minute de compassion évanouie en fumée.

— Envoie-moi les détails.

Ma voix paraissait résignée. Pourtant, je ne l’étais pas. Je me sentais manipulée, humiliée et furieuse.

— Très bien, dit Sam.

J’entendis un petit bruit. L’inspecteur avait raccroché sans prendre la peine de dire au revoir.

— Mieux vaut toi que Lottie, j’imagine. Cela dit, si tu leur poses un lapin, qu’est-ce qu’ils vont te faire ? T’arrêter ?

— Ils engageront Lottie. Tu sais que je ne peux pas laisser faire ça, Sam.

— J’avais cru comprendre, oui.

— Pourquoi lui ? Bon dieu, Sam…

— Je ne sais pas. Lottie a eu une petite discussion avec Prieto et, d’un coup, il m’annonce qu’il veut Toland. Lottie lui a peut-être dit à quel point ce petit salopard était coriace.

Ou Lottie voulait juste me faire un sale coup. C’était tout aussi possible.

— Holly ? Désolé de…

— C’est ça. Laisse tomber ! À plus.

J’éteignis mon téléphone. Je n’en pouvais plus des excuses plus ou moins bidon de Sam. Il savait que je ne reviendrais pas sur ma décision. On ne devient pas sorcière en tenant de fausses promesses. Les enjeux sont bien trop importants.

J’avais dû appuyer machinalement sur les bons boutons parce que je me retrouvai soudain dans l’entrée, en train de marcher vers le parking. Je ne sentais plus mes pieds ; j’étais complètement paumée. Je marchai tel un robot jusqu’à la voiture, m’engouffrai à l’intérieur et me penchai en avant pour poser mon front moite sur le volant.

Je m’appelle Holly Anne Caldwell et je suis une sorcière diplômée de septième génération, spécialisée dans la résurrection des morts.

Et l’espace d’un instant, je regrettai de ne pas être des leurs.

Je me plongeai dans les préparatifs. J’y consacrai une bonne partie de mes nuits et passai mes journées au travail tel un zombie.

Le jeudi, en fin d’après-midi, je partis ressusciter le mort qui m’attendait. Je ne connaissais que trop bien le chemin de la morgue. J’avais un laissez-passer pour le parking et le gardien devant la porte me reconnut aussitôt. Il pointa tout de même mon nom sur la liste et ouvrit ma grosse valise pour en vérifier le contenu. Tout était en règle, même mes certificats de l’État du Texas. J’avais revêtu ma tenue de travail : un joli tailleur noir, parfait pour un enterrement, avec des chaussures à talons de hauteur raisonnable. Un maquillage discret. Un parfum léger.

C’était une tenue parfaitement adéquate car il m’arrivait parfois de tomber sur des personnes qui croyaient encore que les sorcières avaient le visage vert, un ricanement diabolique et de gros chaudrons.

Le gardien agrafa un badge temporaire à ma veste et m’escorta jusqu’aux entrailles – si je peux m’exprimer ainsi – de la morgue, qui me faisait toujours penser à une immense cuisine collective, avec toutes ces surfaces en chrome et ces instruments tranchants soigneusement disposés sur leurs supports. Une fois arrivé là-bas, il consulta l’assistant du médecin légiste, puis rebroussa chemin et m’accompagna jusqu’à une salle normalement réservée aux familles des défunts. Personne n’avait pris la peine de l’apprêter pour l’occasion, et l’atmosphère aseptisée me donna la chair de poule.

L’inspecteur Prieto me mettait mal à l’aise lui aussi. Il avait à peu près l’âge de mon père, avec un air sévère et un regard froid. Il ne m’aimait pas et n’aimait pas ce qu’il était en train de faire. Il me remit la paperasse, je la lus et la signai, puis il vérifia de nouveau mon identité avant de quitter la pièce pour se rendre dans la salle d’observation.

Je retirai le drap du visage du cadavre et là, pâle et immobile en face de moi, se trouvait Andrew Toland.

Il avait plutôt bonne mine pour quelqu’un qui était né en 1843. Surtout qu’il était mort depuis 1875. En tout état de cause, j’aurais dû contempler un squelette et non un corps parfaitement conservé. Il faut dire que, la dernière fois qu’on l’avait ressuscité, une sorcière avait créé un double à partir de son profil génétique. Dans le métier, on appelait cela un « homunculus ». La fabrication de ces doubles était un secret jalousement gardé. Tout ce que je savais, c’était que le double allait contenir une sorte de tissu ou d’os provenant du corps d’origine qui servirait à maintenir le lien. Je n’avais aucune idée de la manière dont on conduisait ce genre d’opérations. Cela dit, la sorcière qui avait créé l’argile humaine n’aurait jamais pu lui insuffler la vie. Chacun sa spécialité.

J’étais déjà venue ici, dans cette même pièce, un an auparavant, presque jour pour jour – mon premier vacataire. J’étais nerveuse, excitée et ravie à la perspective de rencontrer l’homme qui était entré dans l’Histoire. Je ne me doutais alors pas du tout que j’allais finir par l’aimer.

Et que j’allais pleurer lorsque l’heure serait venue de rompre le lien.

Je ne voulais pas faire cela. C’était devenu trop intime, trop douloureux. J’avais envie de prendre mes jambes à mon cou… mais si je faisais cela, quelqu’un d’autre prendrait ma place dans l’heure. Quelqu’un comme Lottie qui transformerait quelque chose de merveilleux en une expérience horrible.

Je n’avais pas le choix.

Andrew Toland avait l’air paisible, figé en cette minute fatale. Il n’arborait plus les blessures qui l’avaient tué ; la dernière sorcière avait effacé ces séquelles en reconstituant son corps. Il était juste… mort. Tout ce qu’il me restait à faire, c’était le ressusciter.

Une fois encore, je me demandai : pourquoi lui. Lottie l’avait voulu, lui et personne d’autre. Peut-être était-ce dû à un mélange de haine envers moi et du désir de contrôler un vacataire, mais je n’arrivais pas à y croire. Il y avait des moyens plus faciles de me blesser, et Andrew Toland n’était pas quelqu’un à qui elle aurait eu envie de se frotter. Elle connaissait aussi bien que moi son histoire. Andrew avait eu une vie difficile et passionnante, et s’était forgé la réputation, en l’espace de seulement trente-deux ans, d’avoir été l’un des hommes les plus coriaces d’une période extrêmement rude de l’Histoire américaine. Nécromancien comme moi, il était mort au combat pendant l’une des pires guerres zombies jamais livrées dans le Sud-Ouest. Il arrive parfois qu’un nécromancien tourne mal et, dans ce cas, les conséquences sont extrêmement dangereuses. Mais quand trois ou quatre de ces renégats se mettent ensemble, le résultat est une armée de morts impossible à arrêter.

Andrew Toland leur avait livré bataille et s’était retrouvé avec la nuque brisée. Mais grâce à un précédent accord avec ses amis, il s’était débrouillé pour se faire ressusciter et avait repris le combat.

Il avait gagné. La plupart de ses alliés avaient été tués et il avait terminé le combat tout seul – une guerre d’usure de deux semaines contre les ennemis les plus terribles qu’on puisse imaginer. Alors que sa nécromancienne avait été tuée au moment le plus critique, il était tout de même parvenu à rester en vie assez longtemps pour achever ses ennemis. C’était un événement sans précédent à l’époque, et encore aujourd’hui. À tel point que tout un chapitre lui était consacré dans les manuels destinés aux apprentis sorciers. Un vrai dur.

Je savais que Prieto regardait et la dernière chose dont j’avais besoin, c’était de perdre mon objectivité dans un moment pareil. Je laissai tous mes sentiments de côté, me penchai et ouvris les yeux voilés de mort d’Andrew Toland. J’écartai ses lèvres froides comme de l’argile et versai une dose massive de potion. Le liquide argenté stagna dans sa bouche puis j’accomplis la tâche que j’étais seule à pouvoir faire.

Je l’embrassai tout doucement sur les lèvres, et achevai la dernière étape du sort. Je sentis un rayon d’énergie s’étirer hors de moi, traverser l’obscurité et se connecter, avec un choc fulgurant, à l’esprit d’Andrew Toland. La dernière fois que j’avais fait cela, la puissance et la force d’Andrew m’avaient submergée. Cette fois, elles étaient curieusement apaisantes. Comme si j’étais enveloppée de chaleur et de lumière.

Andrew déglutit, toussa, et cligna des yeux. Son teint demeura terreux l’espace de quelques secondes. Le voile couvrant ses yeux fut le premier à s’estomper, de moins en moins visible à chaque battement de paupières, puis sa peau reprit des couleurs.

Il n’était pas ressuscité mais il respirait.

Je pris ses mains et insufflai davantage d’énergie en lui, brute et intense. C’était un travail épuisant, qui me rendait vulnérable à tel point que la plupart des sorcières n’osaient s’y essayer. Je devais toucher son âme et le laisser toucher la mienne. Je ne devais pas seulement goûter la mort, mais l’avaler d’un trait – l’accepter comme amant.

Il suffoqua quand j’établis le contact et l’éclat dans ses yeux prit véritablement vie et conscience.

J’entendis le bruit sourd et faible du premier battement de cœur. Puis du deuxième. Puis le rythme s’installa.

Et malgré toutes les drogues amortissant sa chute, je vis la douleur le frapper. Je la sentis moi aussi, vague mais puissante à travers notre lien, et dus prendre de grandes inspirations pour contrôler ma souffrance. Il ne cria pas. Certains hurlaient, mais pas Andrew. Il me serra les mains de toutes ses forces. J’essayai de ne pas grimacer. Ça va passer, me dis-je. Respire, respire, bon sang ! Tout se passa bien jusqu’à ce que je croise son regard et qu’il murmure :

— Holly. Ce n’était pas terminé ? On ne l’avait pas tué ?

Nom de Dieu ! Il se souvient.

L’espace d’une seconde, je ne sus plus quoi dire, mais l’entraînement reprit instantanément le dessus. Établir le contrôle. Guider le dialogue.

— Andrew, dis-je d’une voix douce, calme et apaisante, parfaitement assurée. Andrew Toland, vous m’entendez ?

Il hocha la tête. Il n’avait plus cligné des yeux depuis qu’il les avait posés sur moi.

— Il faudrait vous asseoir, dis-je. Vous vous en sentez capable ?

Il l’était. Il balança ses jambes par-dessus la table et se redressa, avant que je l’arrête, le temps de rajuster le drap sur ses genoux. D’habitude, je ne faisais pas tant de manières, mais Andrew m’avait déstabilisée. Je n’arrivais pas à le considérer comme un instrument. C’était un homme, tout ce qu’il y avait de plus vivant.

Il n’avait pas quitté mon visage du regard. Il y avait quelque chose de très inhabituel en lui. J’avais ressuscité des centaines de morts et pas un seul n’avait débuté le processus avec une telle question. Il faut du temps pour que la personnalité se réaffirme, pour que les souvenirs reviennent. Son esprit avait été clair comme de l’eau de roche dès le moment où nos âmes s’étaient touchées.

— Holly, tu dois me dire la vérité ! dit Andrew. Est-ce qu’on a tué ce salaud ?

Mais comment diable pouvait-il se rappeler qui j’étais ? J’avais déjà ressuscité une âme à deux reprises, le P.D.G. d’une importante multinationale qui avait oublié de transmettre les mots de passe de certains comptes vitaux de la société. J’avais dû m’y reprendre à deux fois parce que le conseil d’administration avait voulu s’assurer qu’ils avaient tout ce qu’il leur fallait, et cet homme, aussi jeune et vigoureux qu’il fût, ne m’avait absolument pas reconnue. Il avait tout oublié d’une résurrection à l’autre.

— Holly ! dit-il d’un ton abrupt où perçait l’inquiétude.

Il s’inquiétait pour moi. Le monde à l’envers ! Je repris mes esprits et m’aperçus qu’il fronçait les sourcils, totalement concentré sur moi.

— Tu m’entends ? demanda-t-il.

Je me mis à glousser. Je ne pouvais pas m’en empêcher. C’était un rire convulsif, incontrôlable.

— Oui, parvins-je enfin à dire. Je t’entends, Andrew. Nous l’avons arrêté.

— Alors j’imagine que tu vas me raconter pourquoi tu m’as fait revenir ici. L’histoire doit en valoir la peine. (Il me quitta des yeux pour les poser sur la pièce qui nous entourait.) Eh ben, c’est toujours aussi moche ici.

— Il se souvenait de ça aussi ? Incroyable.

— Comment te sens-tu ?

— Comment je me sens ? (Il reporta son regard sur moi, électrique et chaleureux, et ses lèvres esquissèrent un sourire.) Vivant, je dirais. Mais je ne le suis pas, je le sais bien. Tu m’as de nouveau ressuscité. Pourquoi ?

Je me retournai pour sortir quelques vêtements de la pile qui se trouvait à côté. Une tenue d’hôpital pour l’instant, rien d’extravagant. Je les lui tendis et il les regarda pendant quelques secondes.

— Des vêtements, dis-je.

Ce n’était pas nécessaire, il savait évidemment ce que c’était. Mais j’étais secouée. J’étais parfaitement consciente que l’inspecteur Prieto me regardait à travers la vitre et me voyait perdre mon sang-froid.

Cela me valut un nouveau sourire bizarre de la part d’Andrew. Il avait un visage avenant – un peu anguleux avec un menton pointu. Sous certains éclairages, dans certaines ambiances, il pouvait avoir l’air sinistre, si l’on ne prêtait pas attention à l’humour qui pétillait dans ses yeux.

— Je sais que nous nous connaissons bien, mais un peu d’intimité… ?

Je me retournai. J’entendis le bruit sourd de ses pieds nus sur le carrelage quand il se leva et le bruissement du tissu glissant sur sa peau.

Il allait trop vite, bien trop vite. Ses mouvements étaient trop bien coordonnés pour un cadavre à peine ressuscité. Il avait de la cohérence, ce qui signifiait qu’il se souvenait de tout le traumatisme de la première résurrection.

— Ça fait combien de temps ? Depuis combien de temps je suis mort cette fois ?

Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et le vis en train d’ajuster son pantalon sur ses hanches. Hormis la légère, l’indéfinissable distance dans son regard, il aurait pu passer pour n’importe quel infirmier. Il avait l’air totalement… vivant.

— Environ un an. Andrew…

— J’ai l’impression que c’était hier…, dit-il et il baissa les yeux sur ses mains. (Il serra le poing en fronçant les sourcils.) Ça fait vraiment bizarre d’ignorer depuis combien de temps on est mort.

— On a du travail pour toi. (Je collais à mon scénario, même si Andrew avait manifestement perdu le sien.) Je t’aiderai à comprendre ce que tu dois faire. Comment te sens-tu ?

— Holly, ma chère, cela commence à m’agacer que tu n’écoutes pas ce que je ressens. (Il plissa le front et j’avais raison, il pouvait vraiment avoir l’air menaçant.) Ce qui ne devrait pas être le cas, j’imagine. Aucun cadavre ne reprend vie aussi vite pour s’offusquer de choses aussi triviales. Andrew était bien placé pour le savoir. Il avait été bien meilleur nécromancien que je ne pourrais jamais l’être.

— Tu n’es pas n’importe qui, répondis-je. (Mon cœur battait la chamade, mes paumes étaient moites de sueur, mais ma voix était aussi calme et apaisante que celle d’un médecin.) Est-ce que tu as mal ?

— Non.

— Pas du tout ?

— Figurez-vous que j’ai déjà été à votre place, mademoiselle. (Il reporta son regard sur moi, un sourire aux lèvres.) Bon d’accord, jamais dans une tenue aussi féminine, mais ce n’est pas une raison pour me traiter comme un infirme. Je te le dirai quand j’aurai mal.

Je le dévisageai. Il soutint mon regard, un air de défi dans ses yeux bleu clair. Il avait un physique plutôt banal : un visage agréable, à l’exception de ce menton pointu et agressif, et des cheveux blond-roux qui poussaient en bataille et lui donnaient un style à la fois désuet et moderne. Il avait l’arête du nez très prononcée et un peu tordue, comme s’il l’avait cassé dans sa prime jeunesse. J’essayai de me recentrer sur mon travail.

— Si tu commences à te sentir anxieux ou défaillir, dis-le-moi. Je ne sais pas pourquoi la police a besoin de toi, ni combien de temps cela va prendre, mais il faut que tu prennes une dose…

— Toutes les heures, oui, je sais. C’est moi qui ai écrit ces fichues règles ! La police, tu dis ? (Il eut l’air troublé par ce détail.) Encore ? Pourquoi nous ?

Nous, pas juste lui. Andrew avait d’emblée supposé que nous formions une équipe.

Je ne voulais pas être une équipe. J’avais tellement souffert la dernière fois que je ne pouvais imaginer à quel point ce serait affreux cette fois-ci, maintenant que je le connaissais. Maintenant que je l’appréciais. J’optai pour la neutralité.

— L’inspecteur Prieto nous attend pour nous donner ses instructions. Ce dernier pénétra dans la pièce et nous nous retournâmes d’un bloc.

— Monsieur Toland, dit-il en hochant la tête d’un air distant, je ne vous remercierai pas, puisque je sais que vous n’avez pas vraiment accepté de venir… ici. (Jolie manière d’éviter le concept vie/mort.) Mais je vous donne le choix pour ce boulot. Si vous ne voulez pas le faire, nous en resterons là.

Andrew avait perdu son sourire. Il plissait les yeux d’un air très concentré. Il avait cet air-là quand il combattait. Et oui, il pouvait être très intimidant.

— Si vous avez fait appel à moi, c’est que vous avez un gros problème. Je dormais depuis environ cent trente ans avant que Mlle Holly me ressuscite une première fois et je dois avouer que la tâche en valait la peine. J’imagine que celle-ci est au moins aussi ardue.

— Oui, dit Prieto (Maintenant qu’il se trouvait face à face avec l’âme qu’il était sur le point d’envoyer au supplice, voire à une mort atroce, il semblait profondément mal à l’aise.) J’ai besoin de vous : vous pouvez nous aider à sauver des vies.

— Je ne m’attendais pas à ce que ce soit pour faire un tour en manège, monsieur. Très bien. Je m’en charge.

— Andrew, dis-je doucement, écoute-le jusqu’au bout avant d’accepter quoi que ce soit.

— Inutile. Comme je l’ai dit, je ne serais pas là si ce n’était pas grave.

— Très bien, dit Prieto. Nous suspectons une menace terroriste contre un groupe d’individus sous protection policière, ici à Austin. Quatre ont déjà été enlevés et nous avons des renseignements sur leur prochaine cible. Nous pensons que ces personnes ont été tuées mais nous n’avons pas encore retrouvé les corps. Andrew le dévisagea un moment en silence, puis dit :

— Je n’ai pas tout compris, sauf que vous avez quatre disparus et quelques morts sur les bras. Je ne suis pas qualifié pour résoudre des crimes, alors j’imagine que ce n’est pas pour ça que vous avez besoin de moi, si ?

— Nous avons besoin de vous pour protéger l’une des personnes sur la liste des victimes potentielles.

— Attendez une seconde ! balbutiai-je, horrifiée.

Les ressuscités – même les vacataires – n’étaient pas des gardes du corps ; c’étaient des armes. Pointez-les vers un objectif bien défini et laissez-les agir, quels que soient les dégâts. Les vacataires n’avaient pas d’instinct de conservation, ce qui en faisait de parfaits soldats pour des missions suicides.

Être garde du corps était une tout autre histoire. D’abord, cela allait sûrement demander beaucoup de temps, bien plus longtemps qu’un vacataire ait jamais vécu. Des jours, des semaines, voire des mois.

— Attendez une seconde ! répétai-je d’une voix assez forte pour faire résonner l’acier de la morgue. Qu’est-ce que ça veut dire ? Depuis quand les ressuscités travaillent-ils pour la police ? C’est une mission dont vous pourriez charger n’importe quel flic en gilet pare-balles, non ? Prieto me jeta de nouveau un regard. Celui-ci était vide et calme.

— On a déjà essayé, dit-il. Ça ne s’est pas très bien passé. C’est pourquoi on a décidé d’engager quelqu’un qui n’avait rien à perdre, comme votre ami ici présent. D’après nos renseignements, l’attaque aura lieu dans les prochains jours. À vrai dire, quand on a fait appel à vos services, on voulait protéger une personne totalement différente. Mais pendant que vous vous prépariez, on a perdu deux autres cibles – et les équipes de flics assignées à leur protection. Alors ma belle, je me fous totalement de vos états d’âme. J’ai perdu quatre de mes hommes en protégeant ces… individus. Alors le moins que vous puissiez faire, c’est votre boulot.

— Mais vous ne pouvez pas… Andy m’interrompit.

— Qui vais-je devoir protéger ?

Prieto attendait cette question et il sembla prendre un malin plaisir à dire :

— C’est elle. Holly Anne Caldwell. Ces saloperies de monstres kidnappent les sorcières.

Nous quittâmes la salle d’observation pour longer le couloir jusqu’à une petite salle de conférences étouffante, où Prieto avait établi ses quartiers pour la nuit. Il nous montra des dossiers. Des tas de dossiers.

Je connaissais chacune des victimes. Shayle Gallagher avait été le premier. Il avait été enlevé juste devant sa boutique de fleurs (comme pour moi, la nécromancie n’était pour lui qu’un job d’appoint) et il y avait des traces de lutte acharnée. Cela pouvait passer pour un braquage ou un crime passionnel, et n’avait donc pas éveillé les soupçons, surtout en l’absence de cadavre. Mais il y a deux semaines, Harrison Wright ne s’était pas rendu à la clinique où il travaillait et sa demeure de multimillionnaire portait les séquelles d’une attaque brutale, comme la boutique de Shayle.

Lottie Flores avait été la victime suivante et elle avait disparu le lendemain du jour où j’avais accepté cette mission.

— On l’a caché aux médias, fit Prieto. Ça n’a pas été facile. Oh, et Sam a consenti à ce qu’on ne vous dise rien pour ne pas interrompre votre travail.

Sam a consenti ? J’allais avoir une petite discussion avec Sam. Avec un coup de poing en guise de remerciement.

— Vous avez parlé de policiers morts ? dit Andy.

Prieto hocha la tête.

— Mes hommes n’avaient pas fait leur rapport à l’heure prévue. Quand les renforts sont arrivés, leur voiture était vide. On a retrouvé leurs corps chez Lottie Flores.

— Pourquoi ne pas ressusciter l’un d’eux et lui demander ce qui s’est passé ?

Prieto prit un air lugubre.

— On y a pensé, mais les familles rechignaient et, à ce moment-là, on était complètement débordés par toutes ces disparitions de sorcières. On n’avait pas de temps à perdre à essayer de les convaincre.

Je regardai les photos des deux policiers morts et sentis mon estomac se retourner. Ils avaient été sauvagement battus. Un policier n’est jamais une cible facile, mais on pouvait aisément comprendre comment la jeune femme fluette d’un mètre soixante-cinq avait été maîtrisée. Son partenaire, en revanche – un mètre quatre-vingt-treize – était assez gros pour intimider à peu près n’importe qui. On aurait dit qu’il mâchait des clous en guise de vitamines.

— Aucune blessure par balle, dit Prieto. Et aucun signe de Flores dans la maison. Mais on a trouvé du sang et toujours ces traces de lutte. Le sang dans la chambre s’est avéré être le sien.

La maison de Lottie était très bien entretenue. La plupart des dégâts étaient confinés à sa chambre : lit en travers de la pièce, couvertures à moitié arrachées, traces de sang sur le plancher et les draps, et même jusque dans le couloir. Lottie avait été traînée au dehors.

Je détestais Lottie. Non sans raison ; j’avais été son apprentie pendant trois résurrections, avant d’être transférée chez Marvin Jones, mon instructeur permanent. J’avais détesté chaque minute passée en sa présence à la regarder travailler. J’étais même allée jusqu’à porter plainte contre elle auprès du comité d’éthique ; sans résultat, bien sûr. Les nécromanciennes n’étaient pas suffisamment nombreuses pour qu’ils se permettent d’en virer une juste parce qu’elle était – disons-le clairement – psychopathe.

Malgré tout, je frémissais d’horreur à la pensée de ce qui lui était arrivé… et de ce qu’elle subissait peut-être encore.

Le dossier qui suivit était encore pire, parce que je n’avais aucune raison de ne pas aimer Monica Heitmeyer ; c’était une femme un peu plus âgée, nécromancienne comme Lottie et moi, mais qui faisait surtout dans les réunions familiales, réconciliant les êtres chers. Pour autant que je sache, elle n’avait jamais travaillé avec la police. Elle ne faisait qu’apporter du bonheur aux autres. Deux autres policiers morts chez elle, tués dans l’arrière-cour. L’un avait la nuque brisée, l’autre avait l’air d’un sac de viande crue. Quelqu’un s’était servi de lui comme punching-ball. Monica, comme Lottie, avait disparu, mais elle avait laissé beaucoup de sang derrière elle.

Andrew restait muet. Son regard était devenu sombre et froid, et quelles que furent ses pensées, il les gardait pour lui.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je suis la prochaine sur la liste ? demandais-je.

Austin ne grouille pas vraiment de sorcières spécialisées dans votre domaine, dit Prieto. La plupart d’entre elles ont déjà disparu. Il ne reste plus que vous et l’autre…

— Annika, dis-je. Annika Berwick.

Je la connaissais un peu, pas assez bien pour savoir comment elle réagirait à cette nouvelle. Annika avait presque soixante-dix ans. C’était une douce et vieille grand-mère qui avait officieusement pris sa retraite l’année dernière.

— Vous la protégez, n’est-ce pas ?

— Bien sûr qu’ils la protègent, dit Andy d’une voix douce. (Il n’avait jamais quitté Prieto du regard.) Et toi, ils te laissent exposée. Tu es la prochaine cible. C’est ça le plan, inspecteur ? Vous l’utilisez comme appât !

Prieto ne répondit pas. En fait, il avait sûrement des équipes prêtes à intervenir et toute une surveillance mise en place, mais il ne voulait pas montrer qu’il était sur nos talons.

L’idée était de faire croire que nous étions seuls.

— Avez-vous parlé à Annika ?

Prieto hocha la tête.

— Elle va bien.

J’ignorais ce qu’il en était pour Annika, mais je savais comment moi, je me sentais face à cette histoire, et « bien » n’était vraiment pas le mot juste. J’avais désespérément besoin d’une douche et d’un gros pot de glace pour affronter la situation.

Tout ceci expliquait pourquoi la police était prête à consacrer une somme exorbitante à la résurrection d’Andrew Toland. Les nécromanciennes étaient rares et précieuses. Six pour une ville de plus de six cent mille habitants. Elles étaient encore moins nombreuses à Dallas, à peine deux, persécutées par une foule d’intégristes. Austin demeurait le foyer – et le refuge – des minorités ésotériques. Mais en cet instant, je ne me sentais pas chez moi. Je me retournai vers Andrew.

— Tu n’es pas obligé de faire ça. Je peux te libérer. Je devrais te libérer. Ce n’est pas ton combat, c’est le mien. Il me lança un regard qui me transperça le cœur.

— Non, tu as tort. Ils ont eu raison de faire appel à moi, Holly. C’est comme ça que les guerres commencent : on élimine les éventuels opposants le plus tôt possible. Pour que personne ne soit en mesure de se battre le moment venu. (Ses yeux bleus prirent de la distance et le la froideur.) Je les ai déjà vus faire. Et de très près, me dis-je.

— Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ton problème.

— C’est vrai, dit-il, et de nouveau il esquissa ce sourire chaleureux qui me brisa le cœur. Je crois que c’est toi, mon problème.

Nous n’échangeâmes pas un mot sur le chemin du retour. J’entendais le tintement des bouteilles dans ma valise sur le siège arrière ; j’avais guetté Andy du coin de l’œil pour voir s’il avait besoin d’un remontant, mais il semblait tenir le choc. Étonnamment bien, d’ailleurs. Le sort qui le maintenait en vie nous liait aussi l’un à l’autre ; je savais que je le sentirais si et quand il commencerait à souffrir ou à défaillir.

Jusqu’ici, rien. C’était comme si j’étais avec n’importe qui. N’importe qui de vivant, bien sûr.

— La dernière fois…, dit Andy. Je sais qu’on a eu le tueur. Mais la fille, est-ce que je l’ai sauvée ?

Je frémis. C’était plus fort que moi, et je ne pouvais pas le cacher. Tout à coup, la réalité me frappa violemment, et le coffre où j’avais enfoui mes sentiments explosa, me laissant tremblante comme une feuille dans la tempête. J’entendis vaguement Andy me demander ce qui n’allait pas, mais je ne pouvais pas lui dire. J’arrêtai la voiture sur une place de parking, serrai le frein à main et sortis en titubant, les bras serrés autour de moi pour me réconforter. L’air chaud et humide ne faisait qu’empirer les choses. J’étais en train de craquer. J’entendis la portière d’Andy claquer, des pas précipités sur le gravier, puis il me prit dans ses bras et, me serra contre lui.

— Chut, murmura-t-il, ses lèvres pressées contre mes cheveux. Calme-toi, Holly, ce n’est pas si terrible que ça.

Mais ça l’était. C’était horrible ! Sa question avait ouvert la boîte de Pandore et je ne pouvais plus garder son contenu sous clé.

— Elle… elle… Oh, Andy, je suis désolée…

— Elle est morte, dit-il en me repoussant doucement pour me regarder dans les yeux. (Les siens étaient sombres, les pupilles dilatées même sous les réverbères.) C’est ce que je craignais. Je n’ai pas pu l’empêcher de la poignarder. Tout ce que je pouvais faire, c’était essayer de te l’amener avant qu’il soit trop tard.

Mon cœur se brisa. Il se souvenait, mais il ne savait pas. J’avais ressuscité Andrew l’année dernière pour combattre un sorcier de Chicago qui s’était mis à kidnapper des jeunes filles qui lui plaisaient pour les tuer, avant de les ressusciter encore et encore.

Andy était intervenu pour arrêter le sorcier et sauver la dernière fille avant qu’il soit trop tard.

Il avait accompli une partie de sa mission – le sorcier était mort et Andy s’était assuré que ce salopard ne reviendrait jamais. Les filles qu’il avait asservies étaient mortes, elles aussi.

Mais cette dernière fille… d’à peine seize ans… Elle était morte dans les bras d’Andy après qu’il eut consacré ses dernières forces à tenter de la protéger, nous laissant, avec l’impression d’avoir fait tout cela pour rien. Ce n’était pas le cas, bien sûr – le sorcier ne ferait plus jamais de mal à personne – mais j’en avais gardé un terrible sentiment de gâchis. Une horrible sensation de vide. Jusqu’ici, je n’avais pas compris pourquoi je m’étais sentie si mal. Bien sûr il y avait eu cette affreuse tragédie, mais il y avait aussi eu Andy. Andy et son incroyable courage.

Je l’avais senti partir et j’avais eu l’impression de perdre quelqu’un que j’aimais. Je fondis en larmes, enfouissant mon visage dans sa chemise d’hôpital. Il sentait le désinfectant, l’austérité, la mort, mais cela ne faisait rien. J’avais la sensation qu’il était réel…

Et je ne pouvais pas être amoureuse d’un mort. C’était tout bonnement impossible. Quel que soit le degré d’intimité que nous avions atteint auparavant. Quel que soit le bonheur que je ressentais à cet instant.

Andy me lissait doucement les cheveux, sans parler. Je le sentis effleurer le sommet de mon crâne du bout des lèvres.

— Je me souviens, tu sais, dit-il enfin. Tu étais avec moi jusqu’au bout, Holly. C’est toi qui me donnais de la force. Tu étais ma lumière.

Cela ne fit que redoubler mes pleurs. Je me souvenais de lui, blessé et mourant, s’efforçant de sauver cette fille.

— Je crois que tu ne comprends pas bien ce que ça a été de me réveiller aujourd’hui et de te voir, reprit-il. (Il m’effleura le menton du bout des doigts pour que je le regarde.) S’il faut que je meure pour toi, je le ferai. Mais ne perdons pas tout notre temps à pleurer.

Je sentais son cœur battre, voyais sa veine palpiter sous sa peau. Nos âmes se touchaient avec une intimité que de simples vivants ne pourraient jamais atteindre, et je pris conscience de la profondeur de nos sentiments. Je posai la main sur sa poitrine, sentis son pouls, fort et régulier.

— Tu ne peux pas rester avec moi, dis-je. (Ma voix, d’habitude si posée, semblait faible et hésitante.) On n’a jamais de deuxième chance, Andy.

Il sourit.

— Bien sûr que si. Qu’est-ce que c’est que ça, si ce n’est une deuxième chance ? Ou plus exactement dans mon cas, une troisième ?

Et il m’embrassa. Ses lèvres chaudes, gonflées de sang, avaient le goût de la potion que je lui avais donnée. Une potion toxique, me souffla une petite voix. Mais je m’en moquais.

Il me caressait les pommettes avec le pouce. Ses grandes mains semblaient si sûres de ce qu’elles faisaient.

J’étais en train d’embrasser un mort et je m’en fichais totalement. Je voulais continuer à l’embrasser jusqu’à ce que le soleil explose.

Le souvenir des scènes atroces, maculées de sang, que Prieto nous avait montrées m’apparut soudain et je repoussai Andy, le souffle coupé, m’arrachant à son étreinte.

— Quoi ? demanda-t-il.

Il me prit les mains mais n’essaya pas de m’attirer vers lui.

— C’est dangereux, ici. Pour nous deux. Il faut se mettre à l’abri. Andy sourit – un vrai et large sourire.

— Tu ne me crois pas capable de te protéger, Holly ?

— Je ne veux pas que tu aies à le faire.

— Tu n’es pas la seule, dit Andy en désignant quelque chose d’un hochement de tête. Prieto nous fait suivre. Ils sont garés là-bas. Ils nous épient.

Je frémis. D’une certaine façon, cela ne faisait qu’empirer les choses, à la fois qu’il y ait des yeux braqués sur nous et que je mette ces hommes en danger en étant une proie si facile.

— Rentrons à la maison.

Nous montâmes en voiture et je pris le chemin de la maison, en gardant le pied vissé sur l’accélérateur.

Andy endossa son rôle comme un pro alors que je garai la voiture dans le garage. Bien qu’il n’ait jamais travaillé comme garde du corps, à ma connaissance du moins, il me demanda de rester derrière le volant, avec le moteur en marche et la porte ouverte tandis qu’il pénétrait dans la maison et vérifiait que tout était en ordre. Je rongeais mon frein, m’attendant à chaque seconde à sentir l’écho d’une menace à travers notre lien… J’avais déjà été prise dans la spirale écœurante de son tourment et de sa mort, et je savais ce que je ressentirais. Un cri faillit m’échapper quand il apparut soudain près de la voiture et me fit signe de sortir. Je fermai la porte du garage, éteignis le moteur et le suivi à l’intérieur.

— Tout est en ordre ? demandai-je.

Je tournai le verrou, puis réglai l’alarme. Si une porte ou une fenêtre venait à s’ouvrir, nous en serions immédiatement avertis, ainsi que la police. Mon cœur battait la chamade. Je songeais à Lottie, manifestement surprise dans son lit. Monica, enlevée dans la soirée, alors qu’elle se préparait à aller au lit, l’eau de son bain devenue froide.

— Ils opèrent la nuit, remarquai-je. N’ouvre pas les portes ni les fenêtres. Ça ferait sonner l’alarme.

— Voyez-vous cela…

J’esquissai un léger sourire.

— C’est devenu banal, ces temps-ci. On vit une époque effrayante.

— Pas plus que les autres.

Andy, non content de jouer avec l’alarme électronique, errait aux quatre coins de la pièce, testant les portes et les fenêtres, fermant tous les verrous.

— Tu as mis en marche ce chien de garde magique quand tu es partie aujourd’hui ?

— Je ne savais pas que j’étais traquée.

Andy s’arrêta et me regarda, les mains figées sur le rebord d’une fenêtre.

— Ils ne t’avaient rien dit.

Je secouai la tête.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— Les sorcières étaient tant aimées que ça, à ton époque ?

Cela me valut un sourire de travers.

— Pas au point de te faire rougir. Reste ici, je vais vérifier l’étage.

Je le regardai monter l’escalier, puis allai dans la cuisine pour ranger les pots que j’avais nettoyés. J’en profitai pour me faire un sandwich. Lancer des sorts était épuisant et je ressentais une perte d’énergie notable due à mon lien avec Andy. J’avais besoin de garder des forces, grâce à la magie des glucides et des protéines. J’étais en train d’avaler ma dernière bouchée quand Andy entra dans la cuisine.

— Je n’avais pas eu l’occasion de voir ta maison la dernière fois, dit-il. (Il s’assit à la table de la cuisine et balaya la pièce du regard.) C’est grand, c’est chaleureux. Tu vis toute seule ici ? Et ta famille ?

— Mes parents et ma sœur vivent en Nouvelle-Angleterre. Tu comptes me dire qu’une femme ne peut pas vivre seule ?

— Je n’oserais jamais. Surtout si elle détient les clés de la vie et de la mort. Cela dit, c’est le cas de presque toutes les femmes, donc autant me taire. En outre, je ne connais pas ton monde si bien que ça, sauf qu’il a l’air aussi mal fréquenté que le mien. Et puis, qui sait, ce sont peut-être les femmes qui commandent maintenant, aussi fou que ça puisse paraître.

— Andy…

Ses yeux bleus se détournèrent du plan de travail en granit pour se poser sur moi. Je fus comme foudroyée.

— Je ne regrette rien, dit-il. C’est peut-être stupide de la part d’un mort de tomber amoureux, mais c’est ce qui s’est passé et je n’y peux rien. Au moins, tu sais que je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour te garder en vie, Holly Anne.

J’étais muette d’émotion. Que voulez-vous répondre à cela ? Un mort tombe amoureux de vous et il n’y a aucune chance pour que vous ayez un avenir ensemble. Je savais que chaque minute, chaque seconde de cette relation était comptée. J’aurais voulu l’attirer dans ma chambre, mais je ne savais pas… je ne savais pas comment cela pouvait marcher. Ni même si cela marcherait. La sexualité des morts n’avait jamais fait partie des cours inclus dans mon apprentissage – et il y avait sûrement une raison à cela. En matière de résurrections, les risques d’abus étaient immenses et nos limites étaient très strictes. C’était en partie pour cela que nous maintenions une telle distance émotionnelle.

Andy ressentit mon dilemme et afficha son sourire le plus doux. Son visage n’en fut que plus attirant et une irrésistible étincelle apparut dans ses yeux. Je me levai, à peine capable de sentir mes jambes.

— Je… je vais me coucher. Est-ce que tu veux… (Ma gorge se noua, et je dus m’éclaircir la voix. Très embarrassant.) Est-ce que tu veux que je sorte le lit d’appoint ?

Andy continuait à sourire.

— Non. Je ne vais pas dormir, si ?

C’était juste. Les gardes du corps ne dormaient jamais et les morts non plus. Je me sentais écarlate, maladroite et incapable de me contrôler.

— Bon, eh bien, bonne nuit alors, dis-je.

Il hocha la tête et me regarda quitter la cuisine.

Une douche chaude et un pyjama en soie plus tard, je me retirai dans mon petit lit douillet et tentai de m’endormir. L’aube n’allait pas tarder à poindre, mais je ne me sentais pas fatiguée. J’étais angoissée, courbaturée et fébrile. J’entendais Andy arpenter le salon. Je l’imaginais passant en revue ma bibliothèque, examinant mes photos, entrant dans mon intimité sans pour autant entrer dans mon lit…

La ferme, me dis-je alors que mon cerveau commençait à s’emballer. Cet homme est mort. Il est là pour faire son boulot et après il s’en ira. Un point, c’est tout.

Sauf que ce n’était pas tout. Andy m’aimait et je savais que je l’aimais. Impossible d’éluder cela. Le ressusciter une seconde fois – non, pour lui c’était la troisième – s’était avéré cruel, inutile et injuste, et si j’avais su pourquoi Prieto le voulait, j’aurais refusé, même si j’avais dû le payer de ma vie. Je ne voulais pas qu’Andy meure pour moi.

Je venais de sombrer dans un demi-sommeil agité quand quelque chose me réveilla. Je sentais comme un tiraillement et ouvris les yeux pour contempler le plafond. Je ne connaissais que trop bien ce sentiment. Aucune chance de me rendormir.

Je me glissai hors du lit, m’enveloppai dans un peignoir en soie et descendis les escaliers.

Andy se tenait à côté de la fenêtre et regardait au dehors. Devinant ma question, il répondit :

— Je vais bien.

— Menteur.

J’avais rapporté ma valise noire de la voiture et l’ouvris d’un coup sec pour attraper la seconde fiole de son traitement. La fiole semblait très légère. Et pour cause : elle était vide.

Je la regardai fixement avec horreur et consternation pendant quelques secondes, puis la reposai sur son support et attrapai la troisième. La quatrième. Les flacons étaient tous vides.

J’extirpai tout le contenu de la valise. Vide, vide, vide !

Andy se retourna en entendant mon souffle affolé et le tintement du verre. Il fronça les sourcils.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ce n’est pas… On a fouillé ma valise.

Respire, me dis-je. Allez, réfléchis. La valise – avec son contenu intact – était restée près de moi, à la morgue. Constamment ? Non. Je l’avais posée dans un coin de la salle d’observation et nous étions tous deux partis avec l’inspecteur Prieto pour examiner les dossiers. J’avais laissé la valise sans surveillance.

— Les potions… elles ont disparu.

Andy fit un pas vers moi, puis s’arrêta. Ses yeux bleus étaient légèrement écarquillés.

— Toutes ?

— Toutes.

J’abandonnai la valise et fonçai dans la cuisine. J’ouvris le réfrigérateur. Les quatre doses que j’avais gardées sous la main en cas d’urgence avaient disparu. Je trouvai les flacons dans la poubelle, vides.

— Oh mon dieu, murmurai-je.

Les mains d’Andy effleurèrent mes épaules et je le sentis derrière moi, fort et vivant.

— Ce n’est pas grave, dit-il. Je n’en ai pas encore besoin.

— Si, c’est grave. Il faut des heures pour les préparer, Andy.

Une pensée affreuse me frappa. J’ouvris le cellier où je gardais toutes mes provisions. Plus rien. On m’avait cambriolée. Je sentis une terreur sourde s’emparer de moi.

Ils ont tout pris. Je ne peux même pas me procurer de nouveaux ingrédients avant demain matin, et il faut toute une journée pour préparer la base…

— Ce n’est pas grave, répéta-t-il.

Je me retournai vers lui, saisie d’une brusque colère.

— Si, c’est grave ! Tu ne comprends pas ? Je sais que tu souffres déjà ! Ça ne va qu’empirer, Andy, et si je ne te laisse pas partir…

Il me prit le visage dans ses mains.

— La douleur, je peux la supporter. Je ne te laisserai pas toute seule. Ils sont venus ici. Ils étaient dans ta maison.

— Qui ?

— Quelqu’un qui te connaît, dit-il. Quelqu’un qui sait ce dont tu as peur.

J’avais si peur de lui faire mal. Encore une fois.

Il lissa mes cheveux en arrière et m’embrassa. C’était doux, calme et voluptueux mais je sentais l’effort qu’il faisait pour se contrôler.

— Je peux faire face, dit-il. J’y arriverai. Tu me crois, Holly ?

La gorge serrée, je hochai convulsivement la tête.

— Oui. Ça va.

Je ne le croyais pas et ça n’allait pas du tout. Mais il n’avait pas terminé.

— Habille-toi et prends un sac, dit-il. On s’en va.

Je sortis une valise de sous mon lit et jetai quelques affaires à l’intérieur. Puis j’ouvris un tiroir et pris un pantalon, une chemise noire, des sous-vêtements, des chaussures et des chaussettes : ses propres vêtements, datant de sa dernière résurrection. Bizarrement, je ne m’étais jamais résolue à m’en débarrasser. Je les posai sur le lit, et Andy, posté près de la porte, me jaugea du regard pendant de longues secondes, d’une manière qui me laissa entendre qu’il comprenait pourquoi je les avais gardés. Pourquoi ils se trouvaient si proches de moi. Il demeura muet.

— Tu ferais mieux de te changer, lui dis-je sans le regarder en face.

— Holly…

— Pas maintenant.

Dès qu’il eut enfilé ses nouveaux habits, nous quittâmes la maison.

Personne, quelle que soit sa force, ne peut endurer la douleur quand elle s’insinue lentement, froidement, sans le moindre apaisement.

Je composai plusieurs numéros, essayant désespérément d’entrer en contact avec quelqu’un susceptible de nous aider pendant que nous étions en route. Sam Twist ne répondait pas – ni chez lui, ni sur son portable, ni au numéro secret qu’il m’avait donné en cas d’urgence. Je tâchai de joindre Annika. Pas de réponse non plus. Puis l’inspecteur Prieto, mais l’appel passa directement sur son répondeur. Je songeai à appeler les urgences, mais qu’est-ce que j’aurais bien pu dire ? J’ai un mort avec moi, il a besoin de ses médicaments ? Je n’avais aucune idée de ce que je devais faire. Je sentais la douleur d’Andy – sombre, constante et grandissante – et je ne pouvais rien faire pour l’empêcher d’empirer.

— Holly ?

Je détournai mes yeux de la route l’espace de quelques secondes. Il était nimbé d’une lumière argentée, irréel au milieu des lumières du tableau de bord.

— Pourquoi m’as-tu ressuscité ? demanda-t-il.

Je m’attendais à tout sauf à cette question. Je soutins son regard pendant de longues secondes, puis clignai des yeux et me concentrai sur la route.

— Lottie, répondis-je. Ils allaient le faire de toute façon et auraient demandé à Lottie. Je ne pouvais pas tolérer ça. Je pensais que ce serait peut-être mieux pour toi si c’était moi qui m’en chargeais, c’est tout.

— C’est tout ?

— Oui.

— Tu es une menteuse. Une jolie menteuse, c’est vrai, mais une menteuse quand même.

Et il avait raison. Je mentais. Non seulement à lui, mais aussi à moi-même. Je l’aimais. J’étais tombée amoureuse de lui au cours de cette première résurrection, puis je l’avais perdu et j’en avais souffert. L’avoir ressuscité était un miracle à double tranchant, qui portait en lui les germes de sa propre destruction. Ma main quitta le volant et effleura la sienne, et je sentis la chaleur de ses doigts serrant les miens.

— Où allons-nous ? demanda-t-il.

On n’avait plus vraiment le choix. Les autres sorcières avaient été enlevées, traînées hors de chez elles sans avoir reçu la moindre menace, ce qui signifiait que leurs stocks devaient être restés intacts. Il fallait que je lui prépare sa potion. La maison de Lottie était la plus proche.

— Les flics. Est-ce qu’ils nous suivent ?

Andrew avait les yeux fermés – je le sentais lutter contre la douleur – mais il les ouvrit lorsque je m’arrêtai à un feu, et scruta la rue.

— Je ne les vois pas, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne sont pas là. Vu que nous leur servons d’appât, je pense qu’ils se font discrets pour laisser au tueur un champ d’action suffisant.

J’espérais que la police gardait un œil sur nous, mais je n’avais pas le temps d’en avoir le cœur net. Le temps était compté.

Sur le trajet, je pensai à appeler le bureau pour leur dire que j’étais malade – non pas que je tienne absolument à garder mon boulot, mais c’était la vie normale et j’avais désespérément besoin de croire qu’il y aurait une vie normale, après cette journée.

Le soleil était en train de se lever pendant que nous nous faufilions à travers les embouteillages du matin, en direction de la maison de Lottie. Elle se trouvait dans un quartier plutôt huppé – un seul étage mais de beaux volumes. C’était le genre d’endroit totalement désert pendant la journée, les familles parties travailler de 7 heures à 19 heures. Le seul signe de vie dans les rues était une camionnette de jardiniers au loin et deux types chevauchant des tondeuses électriques.

L’allée de Lottie était vide. Je fis le tour et me garai à l’arrière de la maison. Le ruban jaune de la police flottait ça et là, mais ils avaient fini leur travail dans la cour. La porte était scellée et un nouveau cadenas avait été posé.

J’ouvris le coffre de la voiture pour en sortir un vieux démonte-pneu rouillé que je tendis à Andy. Il le soupesa pendant un moment, puis hocha la tête et fit sauter le cadenas d’un coup sec. Il dut s’arrêter un instant pour récupérer et je sentis le remous des ténèbres tandis que la vague déferlait inéluctablement sur son âme.

— Andy.

Il secoua la tête.

— Finissons-en maintenant, pendant que c’est encore supportable.

Il avait raison. Cela ne pouvait qu’empirer. Ce qui ne voulait pas dire que la douleur n’était pas déjà violente. Assez violente pour mettre à genoux la plupart des hommes.

La vague le ramenait vers la mort. L’attirait loin de moi.

J’arrachai le sceau de la porte et pénétrai dans la cuisine de Lottie.

Il y avait peu de traces de lutte ici – pots et casseroles soigneusement rangés, étagères bien garnies. Je farfouillai rapidement parmi ces dernières, respirant plus aisément au fil de mes trouvailles. Parfait, parfait, parfait…

J’ouvris la porte du réfrigérateur et, à l’intérieur, vis non seulement quelques bouteilles, mais aussi un bocal contenant deux litres de potion argentée.

Deux litres.

Andy me rejoignit, alarmé par l’expression de mon visage.

— Pourquoi en a-t-elle fait autant ? demanda-t-il.

Je secouai la tête. Lottie n’avait absolument aucune raison de faire cela. C’était une dépense folle. Sauf si elle avait trouvé le moyen de conserver la potion sur une longue période – non ; quand je parvins tant bien que mal à extirper le bocal du réfrigérateur pour le poser sur le comptoir, je remarquai qu’il datait d’au moins une semaine, peut-être deux. Pas encore périmé, mais pas frais non plus. Dans une semaine, il serait fichu. C’était un énorme gâchis. Pourquoi Lottie avait-elle fait cela ?

— Elle mijotait quelque chose, renchérit Andy. (On aurait dit qu’il avait lu dans mes pensées.) Je suis sûr que ça a un lien avec son envie de me ressusciter.

Je versai la potion dans une tasse, la reniflai et l’observai en inclinant la tasse.

— Ça ne me plaît pas, Andy. J’ai… Il me fit signe de me taire.

— Quoi ? murmurai-je.

— J’ai l’impression qu’il y a quelqu’un ici.

Je refermai le bocal et le soulevai avec effort. Nous allions l’emporter avec nous.

J’allais devoir l’utiliser avant de pouvoir préparer la potion.

Andy reporta ses yeux sur moi. Il y avait une leur étrange dans son regard, quelque chose de sinistre et d’effroyable.

Il s’empara de la tasse et la vida dans l’évier.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Ils ont bien préparé leur coup. (Andy ne prit pas la peine de parler à voix basse.) J’utilisais le même truc, avant. Je préparais des potions empoisonnées et je les laissais bien en évidence pour que les revenants les boivent quand ils venaient fouiner. J’en ai éliminé pas mal de cette manière, pendant la guerre.

Du poison. Je contemplai le bocal et le laissai glisser de mes mains jusqu’au comptoir.

— Sortez ! s’exclama Andy. Si vous voulez nous tuer, faites-le à visage découvert.

— Entendu, fit une voix éraillée par le whisky et les cigarettes.

Un homme bedonnant aux cheveux roux apparut dans l’entrée. Il avait un pistolet à la main, pointé non pas sur Andy mais sur moi.

— Ça vous va, comme ça ?

Sam Twist. Je ne suis que le messager.

— Sam…

Je me passai la langue sur les lèvres. Andy se posta devant moi et j’entendis trois détonations étouffées se succéder à toute vitesse.

Andy ne broncha pas, encaissa les balles, puis se secoua et dit d’une voix que je ne reconnus même pas :

— T’as fini, l’Irlandais, ou tu veux recharger ?

Je longeai lentement le comptoir, me tournant de manière à observer Sam. Il tenait calmement son arme le long du corps.

— Inutile, dit-il. C’était juste pour t’intimider un peu. Tu es un adversaire redoutable, aucun doute là-dessus. C’est pour ça que j’ai tenté de convaincre Holly de renoncer à te ressusciter de nouveau.

— Il est à moi, fit une voix rauque.

La chose qui apparut en se traînant aux côtés de Sam… n’avait plus rien d’humain, si tant est qu’elle l’eut jamais été. Difforme, comme un bloc d’argile qu’on aurait laissé tomber par terre, mais bardée de muscles. Des yeux gris inertes. Des dents pointues que laissait voir l’absence de lèvres, coupées ou arrachées. Sam était un homme corpulent, mais cette créature le dépassait d’au moins trente centimètres. Il était plus large d’épaules que l’embrasure de la porte. Je me remémorai les photographies des flics. Battus à mort. Nuques brisées. Andy ne m’avait jamais paru fragile jusqu’à cet instant.

S’il était inquiet ou même surpris, il n’en montra rien. Il se balançait lentement sur la pointe des pieds, les yeux rivés sur le monstre de Sam.

— Comme tu es mignon, dit-il d’une voix douce et calme. Ta maman doit être très fière de toi.

La chose remua, mais n’avança pas. Son regard aveugle quitta Andy pour se poser sur… moi.

Un grondement sourd s’échappa de sa gorge, comme un vieux moteur diesel à l’agonie, et je sentis Andy se raidir.

— Derrière moi, Holly ! Dépêche-toi, bon sang !

Je m’exécutai, non sans avoir aperçu le sang qui imprégnait le devant de sa chemise et la chair déchiquetée en dessous. Les morts pouvaient mourir, ressentir de la douleur, et malgré toute sa force et sa concentration, Andy ne pouvait triompher d’un monstre. Pas tout seul.

— Qui est-ce ? murmurai-je.

Sam n’aurait pas pu ressusciter cette créature sans une aide extérieure.

— C’était mon frère Donal, fit Sam Twist. Avant que Lottie lui mette la main dessus.

Il appartenait à Lottie ! Mais Lottie était morte. Non ?

— Elle l’a ressuscité ?

— Il a été poignardé au cours d’une rixe dans un bar, l’homme le plus fort que j’aie jamais connu. Je l’ai suppliée de m’aider et elle l’a fait. Elle l’a ressuscité. Mais je ne savais pas ce qu’elle allait faire de lui.

Sam fit quelques pas sur le côté, jusqu’à retrouver mon visage en ligne de mire. Andy demeura immobile. Il pensait manifestement qu’il valait mieux rester entre moi et Donal.

— Qu’est-ce qu’elle a fait ?

J’étais désormais pleinement consciente de la mare de sang s’étalant aux pieds d’Andy, des ondes de ténèbres faisant vibrer l’air qui nous séparait. La mort s’approchait, s’insinuait, malgré tous les efforts d’Andy pour la repousser.

— Ça ne se voit pas, sale chienne ? cracha Sam, et la rage qu’il contenait en lui explosa soudain comme une bombe. Elle l’a utilisé. Mon propre frère. Elle m’a dit qu’elle l’avait renvoyé chez les morts, mais c’était faux. Elle l’a envoyé se battre contre d’autres revenants, comme un ours dressé au combat, puis l’a ressuscité, encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de lui. Elle prenait des paris. (Sam avala sa salive.) Mais il se souvenait. Un jour, il a entendu ma voix au téléphone et s’est souvenu de moi.

Sam avait le visage cramoisi, déformé par la colère, et les yeux étincelants de larmes. J’essayais d’avaler la boule qui me serrait la gorge.

— Il est venu te retrouver. Oh Sam, je suis désolée. Il me sourit d’un air méprisant. Il n’y avait pas plus de rationalité dans ses yeux que dans ceux de son frère.

— Garde ta pitié, dit-il. Je n’en veux pas. Je vais te tuer, sale garce. Je vais tous vous tuer !

Lottie n’était pas morte. Elle ne pouvait pas être morte, si Donal était toujours vivant. Sam la détenait quelque part, enfermée, peut-être droguée ou pire, mais toujours vivante.

Elle était le seul point faible de Donal.

J’étais toujours à moitié cachée de Sam. Je plongeai la main droite dans ma poche, m’emparai de mon téléphone portable, l’ouvris puis appuyai longuement sur la touche que j’avais assignée au numéro de l’inspecteur Prieto. J’espérais qu’il réponde, ou qu’au pire, son répondeur lui donne les indices dont il aurait besoin pour reconstituer le puzzle.

— Tu as gardé Lottie vivante, dis-je. N’est-ce pas, Sam ? Pour qu’elle souffre.

— Oh oui, dit-il. Et quand j’en aurai fini avec vous, je m’occuperai d’Annika et on pourra passer à la prochaine ville. Il faut vous exterminer ! Tous !

— Tu utilises Donal tout comme Lottie l’a fait. Laisse-le partir, Sam. Je t’en prie, laisse-le partir.

— Non, lança-t-il. Pas tant que vous ne serez pas tous morts. Ne bouge pas, Holly. Je ne veux pas que tu perdes une miette du spectacle.

Il savait. Il savait pour Andrew. Il avait entendu dire à quel point j’avais été traumatisée quand je l’avais perdu la dernière fois.

Il voulait que je le regarde mourir une seconde fois.

Donal était rapide, mais pas autant qu’Andy. Même blessé, il était aussi agile qu’un chat. Il esquiva la charge féroce de Donal, fit un croche-pied au géant informe et lui fracassa le crâne contre le comptoir en marbre. Je reculai, me faufilant derrière les deux combattants et hurlai dans le téléphone :

— Prieto, c’est Sam Twist. Trouvez Lottie, Lottie est la clé !

La main de Donal envoya le téléphone voler à travers la pièce, et il rebondit contre le mur du fond et se brisa en mille morceaux. Je sentis un os craquer dans ma main et étouffai un cri, puis un autre en sentant le tourment d’Andy redoubler de violence. Lui aussi ressentait ma douleur.

Il ferait tout pour la faire cesser et c’était extrêmement dangereux.

J’avais besoin de l’arme de Sam.

Je décidai de m’emparer du fendoir logé dans un bloc en bois à côté de la cuisinière. Lottie, en bonne cuisinière et sorcière, gardait ses ustensiles soigneusement rangés. Le fendoir était extrêmement affûté ; sa lame, soyeuse et meurtrière, faisait vibrer l’air.

Je gardai Donal entre Sam et moi pour empêcher ce dernier de m’avoir en ligne de mire. Andy glissa dans son propre sang et relâcha sa prise sur le cou de taureau de Donal, lequel referma ses énormes mains grises sur les épaules d’Andy. Je sentis son bras se déboîter et poussai un hurlement. Il grogna, tenta de s’arracher à l’étreinte du monstre, mais Donal lui décocha un coup de poing et recula…

Je me jetai à terre et envoyai un coup de fendoir à travers les tendons d’Achille de Donal, qui se mit à vaciller comme un arbre en mugissant. La table se brisa sous son impact. Andy se libéra en se tortillant, le souffle court, et je sentis l’onde se rapprocher, plus rapide, plus puissante.

Les ténèbres tourbillonnaient, obscurcissaient l’air entre Andy et moi tandis qu’il tentait de me rejoindre.

Sam tira deux fois. Une balle vint se loger dans le bras de Donal et lui arracha un morceau de chair gros comme le poing. La seconde…

La seconde frappa Andy en plein cœur alors qu’il plongeait pour me protéger.

— Non ! hurlai-je, et il s’effondra de tout son poids dans mes bras.

Il n’y avait aucun moyen de lutter contre le vide qui déferlait désormais sur moi – l’appel d’une paix éternelle – et je sentis Andy s’éloigner doucement.

Puis il trouva un petit point d’ancrage dans sa lutte désespérée contre la vague, et son corps, serré contre le mien, se mit à frémir de tout son long. Il ne peut pas. Il ne peut pas y arriver. Même les morts doivent mourir. Mais Andy refusait de partir.

Il s’arracha à la mort. Ses yeux étaient voilés d’un liquide argenté, de la même couleur que la potion que je lui avais fait boire à la morgue. Sa peau était aussi blanche que du papier. Une grande partie de son sang était étalée sur le sol, comme une offrande au plus cruel des dieux.

Mais il était toujours là.

Il prit une grande inspiration et ferma les yeux.

— La potion…, dit-il. Donne-la-moi. Le bocal derrière moi sur le comptoir. La potion empoisonnée.

— Non, répondis-je. Non, Andy.

Une autre balle le frappa. Je hurlai quelque chose à Sam, je ne sais pas même quoi et pour toute réponse, il me montra les dents. Donal rampait par terre vers nous. Il ne pouvait pas se lever, mais il n’abandonnait pas. Il voulait que je meure, comme Sam.

Andy étendit le bras derrière moi pour atteindre le bocal de potion d’argent, et me jeta un regard suppliant qui me brisa le cœur.

— Aide-moi, murmura-t-il.

Je sentis la vague enfler de nouveau, plus puissante cette fois. Il ne pouvait pas résister à cela, même pas pour moi.

Je l’aidai à soulever le bocal.

Une gorgée.

Deux.

Sam tira de nouveau et toucha le bocal qui explosa dans une pluie de verre. La potion nous aspergea tous deux et se mêla en d’épaisses volutes argentées au sang répandu sur le sol. Mais son pouvoir opéra.

Je sentis la vague noire s’éloigner d’Andy, et les battements de son cœur reprirent soudain le dessus. Pendant un court instant, ses yeux se fixèrent sur les miens et j’y vis une promesse. Une acceptation aussi.

Donal porta un coup de son énorme main en direction des pieds d’Andy, mais Andy esquiva, m’emportant avec lui. Il me déposa gentiment sur le côté et se tourna vers Sam Twist.

— Je comprends ta haine. Ton frère a été martyrisé. Mais tu es allé beaucoup trop loin, mon vieux. Tu n’avais pas à t’en prendre à Holly.

— C’est une sorcière.

Le sourire d’Andy prit un air carnassier.

— Moi aussi. Et maintenant, c’est à moi que tu vas avoir à faire.

Sam tira de nouveau et toucha Andy. Les balles semblaient n’avoir aucun effet sur lui ; avec un hurlement de rage, Sam fonça vers lui tout en continuant à tirer. Andy esquiva l’attaque d’un geste souple, tel un torero. Puis il balança son bras autour du cou de Sam pour le prendre en tenaille, projetant tout son poids dans ce geste. Les pieds de Sam glissèrent dans le sang et sa nuque se brisa dans un bruit sec. Tout alla trop vite pour que je comprenne ce qui venait de se passer, puis la vie quitta les yeux bleus de Sam et son corps s’affaissa de cette façon totalement vaine qu’ont les morts de tomber, lorsqu’Andy relâcha son étreinte. Donal hurla, m’arrachant un pincement au cœur. Il passa devant nous en rampant et berça le corps brisé de Sam, petit comme un jouet entre ses énormes bras. Je resserrai les doigts autour du fendoir et avalai ma salive. Alors que je m’avançais vers lui, Donal leva les yeux vers moi. Je savais qu’il pouvait me réduire en miettes.

Mais je savais aussi qu’il avait fini de se battre.

Andy se tourna vers moi et nos regards se croisèrent de nouveau.

Il avait fait deux pas vers moi quand le poison de Lottie fit effet.

L’extraordinaire volonté d’Andy était peut-être capable de le rendre insensible à ses blessures, mais là, c’était différent. Très différent.

Ses jambes plièrent sous son poids et il tomba sur le côté en haletant. Ses pupilles devinrent immenses, passant de l’argent au noir, noir comme la mort qui venait le chercher.

— À la prochaine, murmura-t-il. Fais attention à toi, Holly Anne.

Je tombai à genoux à côté de lui et posai la main sur son front alors qu’il commençait à convulser.

Je goûtai le poison sur ses lèvres et me demandai, dans un élan de rage et de désolation, si ce serait suffisant pour me tuer. Malheureusement, non.

 

**

*

 

— Mademoiselle Caldwell, dit l’inspecteur Prieto.

Je levai doucement la tête, les muscles endoloris et brûlants. Je le devais en partie à la mixture de Lottie, ainsi qu’à la série de blessures que j’avais subies sans m’en rendre compte au plus fort de la bagarre. J’étais de retour à l’hôpital. Ils avaient embarqué Donal dans un fourgon de police blindé, et Andy dans celui du médecin légiste, en même temps que Sam. J’avais hurlé que je ne voulais pas qu’ils soient ensemble mais les flics m’avaient prise pour une folle. Peut-être avaient-ils raison.

Je regardai l’inspecteur d’un air las, trop fatiguée pour me soucier de la pitié qui se lisait dans ses yeux.

— Vous l’avez trouvée ?

— Oui, dit-il. Elle était droguée. Enchaînée dans une pièce sous la maison de Sam.

Je hochai la tête.

— Et les autres ?

Il se contenta de me regarder. Sam n’avait pas eu besoin des autres, bien sûr. Il n’avait eu besoin que de Lottie pour maintenir Donal en vie. Curieusement, Lottie avait survécu, comme un cafard encore vivant après un hiver nucléaire. Et Donal aussi, pour le peu de bien que cela allait lui faire.

— Vous allez bien ? demanda Prieto.

Ce fut à mon tour de le regarder droit dans les yeux mais il détourna le regard quand il vit l’expression de mon visage.

— Lottie est au fond du couloir, d’après ce qu’on m’a dit. Apparemment, elle devrait s’en remettre.

Sur ces mots, il ouvrit la porte de la petite chambre d’hôpital lugubre et s’en alla. Me lever était un calvaire mais je me fis violence pour le suivre en traînant les pieds.

Prieto allait entrer dans l’ascenseur quand j’émergeai de la chambre. Il m’aperçut et désigna du menton le bout du couloir.

— La quatrième porte, dit-il.

Carlotta était une femme ravissante avec l’âme d’une hyène. Je l’avais toujours su mais sans jamais me rendre compte de l’étendue de sa perversité.

Je n’avais jamais connu les profondeurs de la noirceur. Désormais, je ne pouvais plus en sortir. Pas sans marcher sur quelqu’un d’autre au passage.

Ce qu’elle ferait sans hésiter.

Carlotta était endormie. Elle avait l’air plus âgée que dans mes souvenirs, ses cheveux noirs mêlés d’argent et ses traits ridés. Elle aurait pu être mère, ou grand-mère. On ne pouvait jamais deviner la vraie personnalité de quelqu’un qui dormait.

Ses yeux s’ouvrirent au moment où je tirai une chaise à côté de son lit – des yeux bruns, confus comme l’était toute âme arrachée à la mort. Sauf qu’elle avait été droguée et non tuée, et la douceur se dissipa en quelques secondes.

— Holly, cracha-t-elle. J’aurais dû savoir que Sam allait t’épargner. Tu as toujours été sa chouchoute.

Je ne répondis pas. Quelque part, dans la partie la plus glaciale de mon âme, je revis le supplice d’Andy pendant ses derniers instants et me rendis compte de la joie qu’en aurait éprouvée Lottie.

— Et les autres ?

— Morts, dis-je d’une voix froide et distante. Depuis combien de temps fais-tu cela ?

— Quoi ?

— Ressusciter les morts et les forcer à se battre comme des chiens. Pour de l’argent.

Lottie plissa ses petits yeux cruels.

— Je te défends de me juger, sale garce. On les ressuscite tous pour le profit. (Elle esquissa un sourire.) Je suis juste un peu plus créative.

La pièce m’apparut rouge pendant quelques secondes et j’éprouvai des difficultés à contrôler ma respiration. Mes mains me faisaient mal et je m’aperçus que j’avais les poings serrés et tremblants.

— Créative, répétai-je. Pourquoi as-tu demandé à Prieto de faire appel à Andy ?

— Je savais qu’on était traquées. Si quelqu’un pouvait les arrêter, c’était Toland. En outre… (Son sourire se mua en un rictus empreint d’ironie et de cynisme.) Il m’aurait rapporté de l’argent. Beaucoup d’argent.

Je frémis. J’avais du mal à rester sur ma chaise. Du mal à me retenir de poser les mains autour de sa gorge et de serrer très fort.

— C’est fini pour toi. Crois-moi, je vais te mettre hors d’état de nuire.

— Et comment ? (Le rire de Lottie fendit l’air comme de la glace.) Ce que tu peux être stupide ! C’est moi, la victime ! Si tu comptes sur le comité d’éthique, tu te fourres le doigt dans l’œil. Avec toutes ces nécromanciennes mortes, ils me feront peut-être payer une amende, mais ils ont besoin de moi. Maintenant plus que jamais.

Elle avait probablement raison sur ce point. Les nécromanciennes étaient peu nombreuses, et elle et moi étions désormais les seules en état d’exercer dans cette ville. Le comité d’éthique rejetterait la faute sur Sam, et Lottie s’en tirerait avec une tape sur la main.

Elle recommencerait et je ne serais pas en mesure de l’arrêter. La police n’agirait pas. Les morts n’avaient aucun droit.

Je me levai. Le regard sombre de Lottie me suivit pendant que je me dirigeais vers la porte. Il y avait un verrou pour fermer la porte de l’intérieur. Je le tournai. Lottie s’esclaffa.

— Tu vas me tuer, Holly ? Tu vas passer le reste de tes jours en prison pour des gens qui sont morts ?

— Non, répondis-je. C’est une chose étrange, le coma. On peut plonger dedans sans avoir donné le moindre signe d’alerte. Une vraie tragédie.

Quelque chose brilla dans ses yeux. Peut-être de la peur ? Sa main se tendit vers le bouton d’alarme.

Mais j’y parvins la première, puis lui plaquai les bras le long du corps. Elle se débattit et grogna, puis mes lèvres touchèrent les siennes, et elle s’immobilisa. J’étais la meilleure nécromancienne d’Austin. Petite précision sur la vie que nous insufflons aux morts… elle peut provenir d’un être vivant. C’est interdit, mais c’est possible.

Je n’avais pas pris toute sa vie.

Juste assez pour la laisser errer dans les ténèbres, hurlant, coincée dans sa propre tête. Son corps survivrait, muet, sans réaction, aussi longtemps que la science moderne le permettrait, mais Lottie Flores ne ressusciterait jamais plus les morts. Elle ne ressusciterait plus du tout.

Andy était en bas, à la morgue, et il fallait que je le voie. Ce que j’avais fait à Lottie m’avait blessée d’une façon que je ne pourrais peut-être jamais surmonter, mais d’une certaine manière, voir le visage d’Andy, même mort, me réconforterait.

Il était si beau, et paraissait enfin en paix.

Je l’embrassai doucement. Je n’avais bu aucune potion et je n’avais lancé aucun sort ; c’était juste un baiser, juste des lèvres qui s’effleurent.

Mais l’émotion derrière ce baiser… l’obscurité, la passion, le besoin, un besoin si intense qu’il semblait émaner de ma peau en rayons argentés. C’était magique.

Je le sentis tendre les bras vers moi, dans la pénombre, et je ne pus m’empêcher de lui répondre. Ce n’était pas de mon propre fait. Je n’étais pas assez forte. Je sentis la connexion s’établir entre nous, limpide, brûlante et argentée, vibrante comme une corde de guitare.

Ses yeux s’ouvrirent et il me sourit.

— Tu es revenu, murmurai-je.

— Bien sûr que oui, Holly. Je serai toujours là pour toi.

— Je n’ai pas… Il n’y a pas de potion…

— Je n’en ai pas besoin.

Il remua et le drap qui recouvrait son torse glissa par terre, révélant des blessures béantes qui, devant mes yeux ébahis, se refermèrent aussitôt.

— Moi aussi j’ai des dons, tu sais. Plus que la plupart des gens.

Je l’embrassai de nouveau, sentant le goût des potions, des poisons et de mes propres larmes.

— Combien de temps peux-tu rester ? demandai-je.

Il sourit.

— Aussi longtemps que tu voudras de moi.

— Pour toujours.